Une multiplicité de voix s’unit en un chant qui nous introduit sur les rives du Nil et rythme le début de Cheval de boue (1971). Le film met peu à peu en lumière le processus de production dans la briqueterie de Masoud Becht du village de Mehalet Abou Ali, dans une région du delta située à 200 km du Caire, la capitale. Cette fabrique, comme tant d’autres, emploie des travailleuses et des travailleurs pour un salaire de misère. Le dos courbé comme les bêtes de somme, des hommes, des femmes et des enfants passent de longues journées dans la boue à fabriquer et à transporter les briques de terre. De façon poignante, le film donne à entendre leurs voix. Ces voix témoignent en hors champs des conditions d’existence précaires, de la demande pour un travail décent, du désir de pouvoir étudier. Une voix fait allusion à la relation au cinéma pendant les rares instants libres : Je vais au cinéma. J’y suis allée deux fois. J’ai vu Farid Shawki et Antar. Farid Chawki est un acteur célèbre qui a souvent interprété des personnages du peuple. Il a été surnommé Malek El Terso, le «Roi de la Troisième Classe», une référence à sa popularité parmi les spectateurs qui pouvaient se permettre seulement d’acheter des billets pour les sièges de troisième catégorie dans les salles de cinéma. Cette allusion au cinéma éclaire un aspect significatif des premiers films d’Atiat El Abnoudi : ils donnent à voir ce que le cinéma égyptien dominant de l’époque ne montre pas — la vie quotidienne de la multitude des spectateurs, quand ils ne sont pas assis devant les images projetées des vedettes. La caméra de la cinéaste filme celles et ceux qui, d’ordinaire, n’apparaissent simplement pas à l’écran.
Cheval de boue a été produit par la cinéaste et la Cairo Film Society. Le film a circulé dans de nombreux festivals en Afrique du Nord et en Europe et a notamment été primé aux festivals du film amateur de Kelibia, au Festival international du film de court-métrage de Grenoble, etc. Une telle diversité de contextes de réception incite à mettre en question les catégories traditionnelles qui servent à encadrer un tel film, puisque ces catégories ne coïncident pas d’un contexte à l’autre : court-métrage, cinéma indépendant, cinéma « amateur » (envisagé à l’époque comme cinéma militant par la Fédération tunisienne des cinéastes amateurs), etc.
Film
Cheval de boue
Atiat El Abnoudi1971 · 12 min
Atiat El Abnoudy (1939-2018) était une journaliste, avocate, actrice, productrice et réalisatrice égyptienne. Née dans un petit village du delta du Nil, elle est considérée aujourd’hui comme l’une des pionnières du cinéma arabe. Ses films sont une source d’inspiration pour de nombreuses femmes cinéastes qui luttent pour produire leur propre cinéma de façon indépendante. On l’a surnommée “la cinéaste des pauvres” en raison de l’attention particulière qu’elle porte aux luttes des Égyptien.ne.s ordinaires et des personnes démunies dans le monde arabe. Au cours de sa carrière, El Abnoudi a reçu plus de 30 prix internationaux pour ses 22 films, dont trois pour Cheval de boue, sorti en 1971.